Le dernier livre de Frigide Barjot est une œuvre forte, inspirée, fondatrice, qui tranche avec l’image décalée de la passionaria catholique.
On pouvait se douter que l’égérie médiatique de la Manif pour tous (LMPT) qui, en 2013, à trois reprises, a fait descendre dans les rues de la capitale un million de manifestants contre le « mariage pour tous », nous livrerait un jour sa «part de vérité» sur cet événement dont l’ampleur a surpris, en France comme à l’étranger. Voilà qui est fait. « Qui suis-je pour juger ? » sort le 13 mars en librairie (1), officialisé par un passage de Frigide Barjot dans l’émission de Laurent Ruquier : On n’est pas couché. J’ai lu ce texte une première fois, avec quelque appréhension je l’avoue. Le signataire que j’étais, à son côté, du récent Manifeste pour la paix civile, repris par les sites du Monde, de Ouest-France et de la Croix à la veille de la Manif pour tous du 2 février dernier, y retrouverait-il ses billes ? J’ai vite été rassuré ! Une seconde lecture, plus approfondie, m’en a convaincu : il y a là une prose inspirée, fondatrice, justifiant de rendre à l’auteure la légitimité du leadership dont elle a été dépouillée.
Soyons honnête, à la lecture je me suis agacé, ici ou là : de l’évocation, un rien lyrique et exaltée, de sa «mission» ; mais également de l’analyse – qui demanderait approfondissement et débat – des manifs de 2013 comme «bienheureux surgissement d’un réveil du peuple croyant» après des décennies de pastorale de l’enfouissement «dans laquelle l’Eglise s’était fourvoyée» ; ou encore de certains silences, prudences ou habiletés à l’adresse de tel ou tel épiscope. Mais là n’est pas l’essentiel !
Une chronologie précise des événements… jusqu’à l’éclatement du mouvement.
Pour le reste, le livre nous permet de revivre, de l’intérieur, la chronologie précise des événements depuis l’annonce du programme des candidats à la présidentielle et notamment de la proposition de «mariage pour tous» (n°31) de François Hollande, la constitution du collectif de la Manif pour tous et la «divine surprise» des premières manifs régionales… jusqu’à l’éclatement du mouvement après le vote de la loi Taubira.
L’élément fédérateur, celui qui dès l’origine galvanise les manifestants est «le droit fondamental de tout être humain à naître et à être élevé, sauf accident de la vie, dans l’amour de l’homme et de la femme, son père et sa mère.» Le refus d’élargir le mariage aux couples de même sexe est d’abord la conséquence logique du refus de leur ouvrir le droit à la filiation – non à la parenté – qu’institue précisément le mariage. Sur ce point Frigide Barjot enfonce le clou : «Le mariage pour tous n’a de cesse de nier la spécificité du couple homosexuel en lui attribuant, artificiellement, une dimension procréative.» Même si elle admet par ailleurs que certains, dans le milieu homosexuel ou plus largement dans la société, aient pu violemment ressentir les mobilisations successives contre la loi Taubira : «Certains ont tellement insisté sur l’enfant qu’on en a minoré le couple homo.»
Grandeur et décadence : exit la «bande à Barjot»
Si l’on en croit le récit qui nous est ici proposé, l’idée d’union civile, comme alternative possible au mariage gay, a été évoquée très tôt, par Frigide Barjot et un certain nombre de ses amis, sans susciter au départ de réserve formelle de la part des autres initiateurs de LMPT.
En fait, tout semble basculer à partir du vote de la loi, le 23 avril 2013. Frigide Barjot dit alors prendre acte du vote de la loi Taubira. Pour elle, il n’est pas question d’en demander l’abrogation mais de se battre pour que soit inscrit dans la Constitution le principe du mariage hétérosexuel homme-femme, de manière à préserver la filiation biologique. Les acquis de la loi Taubira concernant le couple ( hors filiation) seraient maintenus dans un nouveau type de contrat dit d’union civile. Mais d’évidence, cette position fait désormais problème.
L’auteure écrit à ce propos : «Ludovine de La Rochère – qui m’a promis que, dès le vote de la loi, nous changerions le mot d’ordre de retrait «sec» pour proposer une réforme par l’union civile…»semble changer de discours et de stratégie. Le 5 mai, à Lyon, Frigide Barjot est huée, place Bellecour, sur cette proposition, par des «ultras» installés aux premiers rangs de la foule. Devant l’accumulation des menaces, elle renonce finalement à être présente au troisième grand rassemblement du 26 mai, à Paris, où à son tour Xavier Bongibault, pourtant autorisé à évoquer l’union civile, est conspué par des manifestants d’extrême droite sans que personne, dans l’organisation, prenne sa défense. La messe est dite.
L’exclusion de la «bande à Barjot» est donc scellée par le refus de LMPT d’accepter le principe du contrat d’union civile. C’est en tout cas la «part de vérité» de l’auteure. Huit mois plus tard, le divorce, au niveau des responsables, est consommé sur ce désaccord de fond. Sauf que les manifestants du 2 février 2014 n’en sont ni conscients… ni informés, persuadés qu’ils vivent là le prolongement naturel des grands rassemblements de 2013. Nombre d’entre eux se disant simplement désolés de constater que Frigide Barjot a quitté le navire.
A ce stade du récit il est une question que le livre n’aborde pas et que le journaliste se doit de pointer avant que les historiens, un jour, ne s’en saisissent. Comment en est-on arrivé à ce revirement ou en tout cas à l’officialisation de ce rejet ? Quelle a été, au cours de ce printemps 2013, la force d’intimidation sur les organisateurs, d’éléments venus de l’extrême droite catholique ? Et de quel poids a pesé, de son côté, sur les organisateurs de LMPT, l’hostilité affichée de quelques évêques à tout «compromis» de type union civile ? Et cela, au nom du Magistère de l’Eglise catholique. A moins que, plus simplement, les réticences de certains à toute perspective d’union civile aient été bien présentes, dès le départ, mais non exprimées au motif que le débat ne leur paraissait pas d’actualité, le gouvernement ayant choisi d’imposer l’option « Mariage pour tous » par la voie législative. Et qu’il ne fallait pas diviser les troupes sur un « faux débat ».
Ne pas imposer le dogme de l’Eglise à la société
Pour Frigide Barjot, ce qui est en cause ici est donc bien l’incapacité, le refus même d’un certain milieu catholique, aujourd’hui aux commandes de LMPT, à «penser l’homosexualité», à l’accepter, non seulement dans l’Eglise mais également dans une société laïque. De sorte qu’à ses yeux, l’opposition s’est cristallisée entre «D’un côté, à la Manif pour Tous-maintenue, une approche conservatrice assumée comme telle, qui s’inscrit dans la tradition bien connue du catholicisme intransigeant et ante-conciliaire (…) et de l’autre côté, à l’Avenir pour Tous-Barjot, une approche qui, tout en s’enracinant dans la foi, se réclame de l’héritage républicain dans une dynamique d’écoute, de propositions et de dialogue avec la société athée.» Et l’auteure de poursuivre : «Nous ne pouvons laisser imposer et plaquer sans explication, sans inculturation, sans dialogue, le dogme de l’Eglise catholique à la société.»
Réflexion qui ouvre sur l’apport du livre, le plus intéressant à mes yeux. Car au-delà du récit de ces dix-huit mois qui ont bouleversé la France, récit que certains contesteront peut-être, comme ils en ont le droit, Frigide Barjot pose, après d’autres mais avec une sensibilité qui lui est propre, la question des modalités de l’engagement des chrétiens en politique, dès lors qu’ils ne se résignent pas à «privatiser leur foi» au nom d’un prétendu respect de la laïcité. Ce qu’elle définit par un néologisme : la poléthique.
Le combat politique appartient aux fidèles laïcs…
Elle explique : «La révolution anthropologique que nous vivons actuellement et dont le vote de la loi Taubira est le prélude fondateur, oblige les catholiques à revisiter de fond en comble leur propre pastorale, leur propre positionnement dans la société et vis-à-vis du Pouvoir. Ils doivent repenser leur propre manière de travailler au-delà des clivages des partis, des appartenances et des rapports de force traditionnels.»
Pour autant, cette attitude n’est pas à l’abri de possibles dérives. Dans la toute récente mobilisation du 2 février, elle stigmatise : «Le fait que les manifestations soient désormais (contrairement à celles de 2013) menées par des représentants d’organismes ouvertement liés à l’Église, avec le soutien évident de certains clercs réputés, contre un gouvernement légitimement élu et contre une loi votée démocratiquement…»
Puis elle précise sa position : «Oui, des lois peuvent et doivent changer mais par le truchement d’une action poléthique digne de ce nom, menée par les fidèles laïcs et leurs élus politiques, sans aucun référent religieux, surtout lorsqu’elles sont votées et appliquées.» De ce point de vue, elle se dit persuadée que les manifestants de 2013, dans leur grande majorité, étaient en accord avec cette approche citoyenne et que si ceux du 2 février 2014 ont continué à réclamer, contre tout réalisme, une «abrogation sèche» de la loi Taubira c’est tout simplement parce que LMPT et le pouvoir socialiste, relayés par la plupart des médias, ont décidé d’occulter, avant, pendant et après le vote de la loi, l’alternative de l’union civile pour mieux radicaliser les oppositions. Dois-je dire ici que je partage pleinement cette analyse ?
Reconnaître l’union homosexuelle reconnue par la loi
Dès lors, pour ceux qui persistent à ne pas se satisfaire de la Loi Taubira, non pas parce qu’elle institutionnalise le couple homosexuel mais parce qu’elle ouvre à la filiation dans des conditions inacceptables au regard du droit des enfants (3), le combat pour une nouvelle évolution législative suppose, au préalable, la reconnaissance de l’union homosexuelle sur laquelle il n’y a pas de raison de revenir. D’où le combat de l’Avenir pour tous pour «sauvegarder la filiation-procréation sans toucher aux droits des personnes homosexuelles et en favorisant la reconnaissance de leur union, en dehors du mariage proprement dit» et cela, nous l’avons dit, par une inscription dans la constitution du principe du mariage homme-femme, qui serait soumise à referendum.
La conviction de Frigide Barjot est totale que l’on ne remobilisera pas les foules à l’avenir, même au travers des urnes, sur l’illusion et l’injustice d’une abolition pure et simple de la loi Taubira. Et que le recul en chiffres de la manif de février 2014 par rapport à celles de 2013 (100 000 au lieu du million) n’est que le signe avant coureur de ce reflux (4). Les Français restent majoritairement soucieux de préserver les droits des enfants à naître, pas de contrarier les projets conjugaux des couples homosexuels.
D’autant que pour des catholiques rien, dans l’enseignement de l’Eglise, ne s’oppose à une telle évolution de notre législation. S’il est vrai que le Magistère rejette toute institutionnalisation, même civile, du mariage homosexuel, le cardinal Ratzinger écrivait, il y a dix ans, dans ses Considérations à propos des projets de reconnaissance juridique des unions entre personnes homosexuelles (5) : «S’il n’était pas possible d’abroger complètement une loi de ce genre, (du type mariage pour tous), on pourrait, en faisant appel aux indications exprimées dans l’encyclique Evangelium vitae ( à propos de l’avortement), licitement apporter son soutien à des propositions destinées à limiter les préjudices d’une telle loi et à en diminuer ainsi les effets négatifs sur le plan de la culture et de la moralité publique. » Ce qui, souligne Frigide Barjot, est exactement la situation de la France depuis le vote de la loi.
La question est posée du regard de l’Eglise sur l’homosexualité.
Et l’on peut imaginer que la grande majorité des évêques est ouverte à une telle évolution… et donc, potentiellement, prête à soutenir ceux qui mènent ce combat. Se sentiront-ils autorisés à le dire et donc à prendre au moins symboliquement leur distance avec LMPT comme l’a fait Mgr Hippolyte Simon fin janvier ? C’est bien l’espérance contenue, en filigrane, dans les pages de ce livre. Ce qui aurait pour premier mérite d’acter la diversité d’opinion des catholiques sur cette question.
Mais, ne nous cachons pas la réalité : nombre de catholiques ne se reconnaitront jamais dans une vision de l’union civile réduite à n’être qu’un «moindre mal» (6). A travers le différend LMPT – l’Avenir pour tous, c’est donc bien la question du regard de l’Eglise catholique sur l’homosexualité qui est posée. Et pour longtemps !
L’Avenir pour tous : un positionnement progressiste.
Frigide Barjot parviendra-t-elle, à partir de ce livre et avec le soutien de ses «fidèles», à reconquérir le leadership qui lui a été enlevé et à retourner durablement une opinion – et une classe politique – aujourd’hui acquises ou résignées à la loi Taubira ? L’avenir nous le dira. Mais dans ce combat, outre sa détermination et sa force de persuasion, elle dispose, paradoxalement, d’un atout majeur : la modernité.
La société française fait consensus sur l’idée d’égalité des droits. Or le mariage pour tous a un double effet : sur le couple, en termes de conjugalité et sur la filiation, ce qui débouchera un jour ou l’autre sur la PMA et la GPA. C’est donc à ces deux niveaux qu’il faut poser la question de l’égalité des droits. La loi Taubira qui la consacre pour le couple homosexuel porte, en germes, la négation de l’égalité du droit des enfants à naître d’un père et d’une mère. Par réaction, la direction actuelle de LMPT qui entend préserver l’égalité du droit des enfant en vient à nier celle du couple homosexuel, ce qui explique son refus obstiné de l’union civile. (7)
Au fond, seule Frigide Barjot et l’Avenir pour tous proposent aujourd’hui – à travers une évolution de notre législation – l’égalité des droits pour les uns (adultes) et pour les autres (enfants). C’est là, quoiqu’en disent ses détracteurs, une position progressiste car porteuse de plus de justice. Une position de sagesse également qui, si elle était soumise aux citoyens, recueillerait sans doute une large majorité de suffrages et créerait les conditions d’un retour à la «paix civile» (8)… Sauf qu’à ce jour personne ne semble vouloir d’un tel consensus. Faut-il rappeler à nos hommes et femmes politiques, à la veille d’échéances électorales, que la recherche du bien commun est, pourtant, leur mission première ?